Loïc Etienne & Claire Versini | Membres du Conseil Scientifique eSanté de DigiLence
La dimension ‘Humain, coordination, intelligence collective’ apparaît depuis peu comme une clé pour améliorer le système de santé, au regard de la complexité des organisations qui se mettent en place et de la difficulté constatée des acteurs à surfer dans ce nouveau contexte.
Quels nouveaux atouts la dimension ‘intelligence collective’ peut-elle apporter au système de santé dans les 3 ans ? Quelles sont les options à privilégier et celles à bâtir pour sécuriser cette contribution ?
Le blog choisit la perspective de l’intelligence collective pour traiter des leçons de l’expérience et construire/proposer des perspectives en matière de nouveaux comportements et compétences qui deviennent clé dans les nouvelles organisations qui voient le jour.
L’intelligence humaine est multiforme et ne se limite pas aux échecs ou au jeu de go, épreuves emblématiques dont la machine sort désormais vainqueur. Notre intelligence est un ensemble de capacités extrêmement riches, complexes et interactives entre elles. Le calcul et la logique mathématique, l’expression artistique, la littérature, la gestion du corps, la gestion des émotions, la capacité d’imaginer, de comprendre, de créer et de réfléchir au sens de la vie et bien au-delà, toutes ces fonctions en nombre non limité sont enfermées dans un concept général qu’on appelle « intelligence » [1]
Cette intelligence est individuelle, mais elle peut également s’intégrer dans une réflexion plus large, de type collaboratif, voire collectif.
De la différence entre moyenne, intelligence collective et horizontalité
Il s’agit cependant de faciliter l’intelligence collective à bon escient et ne pas s’en remettre systématiquement à elle ou à ce que l’on croit pouvoir y rattacher, comme les concepts d’horizontalité de l’organisation et du leadership.
Plusieurs expériences et exemples démontrent par exemple la différence avérée entre une moyenne entre les intelligences et l’innovation à laquelle peut parvenir l’intelligence collective. L’expérience menée par Lior Zoref [2] où 500 personnes dans une salle devaient évaluer le poids d’un bœuf monté sur scène, a montré que la moyenne de ces estimations était de 814,2 Kg, soit une erreur de 0,2%, alors que la répartition des réponses allait de 154 Kg à 4 tonnes ! L’intelligence collective montrerait bien là sa supériorité sur l’intelligence individuelle si l’on ne voyait pas qu’avec un échantillon de 500 personnes il ne s’agit que de la simple répartition sur une courbe Gauss. L’intelligence collective est la résultante de ces intelligences individuelles, de la même façon que dans un chœur, l’effet de masse sonne juste alors qu’individuellement certains choristes peuvent chanter faux. C’est la proximité des chanteurs qui « font corps » qui permet cette impression d’unité.
Autre exemple qui est la décision prise par un staff de médecins autour d’un patient, où l’ensemble des connaissances globales sont évidemment bien supérieures à celles de chaque médecin pris individuellement. On parle alors de « consensus », c’est à dire au sens latin du terme « accord et consentement du plus grand nombre ». Ce sens commun est là encore la décision finale qui résulte de l’accord moyen que l’équipe médicale a obtenu au vu des données médicales du patient. C’est l’évolution de l’état de santé du patient qui dira si ce consensus était ou non la bonne solution. On se souviendra à ce sujet du Congrès de Médecine où la publication de Louis Pasteur sur l’asepsie secoua de rire l’ensemble des médecins présents !
Si on parle d’innovation disruptive, c’est le plus souvent grâce à des visions individuelles ou issues d’un groupe très restreint d’individus que naissent les solutions qui font réellement bouger les lignes à l’exemple de Steve Jobs, Einstein, Marie Curie, et bien d’autres. En effet, l’intelligence collective a besoin de consensus et la disruption nécessite forcément une rupture avec ce qui est communément admis, ce qui rend certains domaines de l’intelligence inaccessibles à une pensée collective. Cette verticalisation, quand elle est l’étincelle, ne peut toutefois pas se passer de l’horizontalité que permet l’intelligence collective quant à la mise en œuvre et au succès du projet initial.
Il est donc crucial de ne pas faire découler de la puissance de l’intelligence collective son utilisation systématique et la mise en place d’une horizontalité permanente. Cependant, si l’intelligence collective crée les conditions d’une expression d’opinions égales, elle n’est en rien antithétique d’une forme de verticalité et même de hiérarchie visionnaire ou de mise en œuvre. Il est parfaitement possible d’intégrer les éléments issus de la réflexion en intelligence collective dans la stratégie d’une structure ou organisation qui doit s’accommoder de contraintes, ou répondre à des enjeux maîtrisés par le seul leadership, ou encore nécessitant une expertise dont ne disposent pas l’ensemble des personnes impliquées. Il s’agit simplement, dès lors qu’on a fait le choix de faire confiance pour un processus donné à l’intelligence collective, de rester fidèle à l’intention d’aboutir à des propositions que peuvent s’approprier et mettre en œuvre les parties prenantes à leur création, sans chercher en réalité à imposer une solution que l’on a construite au préalable sur le papier.
De la puissance et de la pertinence de l’intelligence collective
De nombreux domaines, essentiellement organisationnels ou stratégiques sont parfaitement accessibles à une intelligence collective. Le consensus qui se dégage par la multiplicité des points de vue permet d’envisager le modèle le mieux adapté à la problématique posée.
L’intelligence dite collective ne s’entend alors pas comme la somme des intelligences individuelles qui cherchent à résoudre un problème ou à créer de nouvelles approches ou solutions. En mettant les individus dans des conditions leur permettant de s’exprimer et d’interagir différemment et pleinement, les propositions qui ressortent du processus sont bien souvent à la fois plus adéquates et plus innovantes que la meilleure des solutions individuelles qu’aient pu trouver les individus du groupe.
L'utilisation de l'intelligence collective permet, dans le bon cadre et les bonnes conditions, de dégager des solutions à la fois plus adéquates et plus innovantes que la meilleure des solutions individuelles qu’aient pu trouver les individus du groupe.
Plus adéquates parce qu’elles correspondent à ce que peuvent s’approprier ou à ce à quoi les personnes qui les modélisent sont prêtes à s’engager à l’instant T, dans le contexte qui est le leur. Les idées issues de l’intelligence collective ne « négligent » aucun facteur, elles en tiennent intrinsèquement compte. Elles sont donc souvent moins « parfaites » que celles que l’on pourrait tirer d’un diagnostic expert menant à une solution idoine sur le papier, qui ne trouvera souvent pas sa pleine traduction dans les faits parce qu’elle n’aura pas été créée par les personnes qui doivent la mettre en œuvre, avec leurs attentes, contraintes, besoins et talents. Plus efficaces parce qu’en utilisant les bonnes méthodes, les bons outils et créant les conditions d’une réelle créativité et d’un échange véritable et profond, l’intelligence collective s’inscrit dans une logique du 1+1 = 3.
Dans le domaine de la santé, où le foisonnement des idées et des organisations a été particulièrement riche depuis le Covid 19, on peut tenter de déterminer les différents domaines où l’intelligence sous toutes ses formes est essentielle.
L’un des exemples les plus frappants de la supériorité de l’intelligence collective est la mise en place des Communauté Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS) où des professionnels de santé d’horizons divers créent des liens organisationnels entre eux adaptés à la gestion de diverses problématiques des patients. Cette intelligence a été possible grâce à un moteur essentiel : le partage de l’information quel qu’en soit le support et sur un vecteur obligatoire, la volonté de travailler ensemble. On voit bien que les corporatismes et les pouvoirs hiérarchiques sont, comme dans de nombreux domaines, un frein considérable, ce qui renvoie malgré tout à une « inintelligence collective ». Mais à eux seuls, partage de l’information et volonté ne sont pas suffisants, il faut que le « courant » passe entre les diverses composantes de ces communautés, ce qui n’est possible que s’il existe une volonté politique, ainsi que les moyens financiers et juridiques, lesquels demandent également une intelligence collective. Or les acteurs, politiques ou administratifs, sont la plupart du temps totalement disjoints des acteurs de terrain (les professionnels de santé). Or les décisions politiques dépendent là aussi d’une intelligence collective qui est celle des élus d’une part et des permanents de l’Etat d’autre part. C’est souvent là que le bât blesse car, pour des raisons électoralistes ou des ambitions personnelles et malgré la force de l’intelligence collective, nombre de projets ‘capotent’. Finalement, l’intelligence collective ne peut véritablement exister qu’à l’échelle d’un département ou d’une région. Face à ce genre d’échec collectif, il arrive souvent que c’est par l’action d’une personne ou d’un groupe de personnes que le projet collectif peut se faire.
L’exemple inverse est celui de la vaccination obligatoire contre le Covid. A l’heure où nous écrivons, 90% de la population a été vaccinée et il reste 10% d’antivax dont les arguments sont jour après jour contredits par les faits. Il est clair que mis à part ceux qui profitent de cet épisode à des fins électoralistes, un certain nombre de personnes, en toute intelligence et en toute bonne foi, refusent cette vaccination. Comment construire des plans d’actions sur des bases de réflexion aussi incompatibles ?
On pourrait donc tenter de modéliser l’intelligence collective à partir de cet exemple des CPTS comme s’il s’agissait d’un réseau neuronal. Au départ il existe un constat, la difficulté d’accès aux soins. C’est le point de départ de l’influx, comme celui qui part des capteurs sensitifs de notre corps. La mise en relation structurelle des différents acteurs constitue autant de neurones qui communiquent entre eux et échangent des informations (état du patient, diagnostics évoqués, stratégie thérapeutique, suivi…). Cette transmission au travers de sortes de « synapses » [des espaces d’échange dédiés], qui sont finalement des accords entre les différents acteurs, ne peut se faire sans qu’il existe des neurotransmetteurs, des sortes de « passeurs » de l’information et de la volonté initiale. Sans énergie, rien de tout cela ne peut fonctionner. Cette énergie est fournie par les finances, lesquelles sont dépendantes du politique, mais surtout de l’administratif.
Vous l’aurez compris, le Comité Scientifique eSanté de DigiLence Santé croit en l’intelligence collective pour créer des solutions innovantes et pertinentes dans de nombreux domaines et s’attachera non seulement à en parler dans les billets et articles de cette partie de notre blog, mais aussi à la mettre en œuvre dans les missions de conseil et d’accompagnement que DigiLence mènera à bien. Il s’agira d’en utiliser les outils et méthodes à bon escient, lorsque le cadre et les contraintes sanitaires le permettront, afin de ne jamais perdre de vue que l’ensemble des solutions digitales que nous évoquons ici sont avant tout au service de l’Humain, qui doit en nourrir le développement.
[1] Pour prolonger l’exploration des types d’intelligences, que la société dans laquelle nous vivons n’encourage pas toujours dans toutes leurs dimensions, n’hésitez pas à vous intéresser aux travaux d’Howard Gardner sur les intelligence multiples [2] Lior Zoref. Mindsharing, the art of crowdsourcing everything. TED 2012 Conference, Long Beach (CA), USA, Feb. 29, 2012.
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