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E-PARCOURS, UNE AUTRE COMMUNAUTE DE L'ANNEAU ?

Dernière mise à jour : 19 févr. 2021

Elyes Lamine | Docteur, Maître de Conférences, Ecole ISIS, INU Champollion, membre du CS de Digilence

Hervé Pingaud | Professeur des Universités, Ecole ISIS, INU Champollion, membre du CS de Digilence



Tout ce qui est or ne brille pas, tous ceux qui errent ne sont pas perdus. John Ronald Reuel Tolkien

Nous cherchions une image percutante, une accroche, pour illustrer un billet sur le thème du soutien à un parcours de patient par les technologies numériques. C’est la quête du Graal qui a été notre première idée. Mais elle a l’inconvénient de ne pas atteindre son but. Ce choix aurait été traumatisant en hypothéquant l’avenir du e-Parcours. Ce que nous ne voulons pas laisser penser.


Garder l’idée d’une somme de difficultés, d’un voyage épique avec une destination symbolisant la fin du mal, d’un patient héros développant une humanité pour son double maléfique, tous deux hypnotisés par un anneau symbolisant tous les péchés d’un parcours de santé mal fait, d’un besoin d’accompagnement pour vaincre les ennemis sous toutes leurs formes. La solution était là, devant nos yeux, tout à la fois évidente et suffisamment mystérieuse pour laisser place à l’imaginaire : le fameux récit de John Ronald Reuel Tolkien dans son Seigneur des Anneaux [1]. Que du bonheur en somme, puisque le mal sera vaincu dans la montagne du Destin. Nous n’avons pas su résister à la tentation !


Combien de temps dure l’expédition de la communauté de l’anneau depuis le départ de Frodon Saquet de la Comté jusqu’à son retour ? 17 ans. C’est une somme de péripéties qui s’inscrit dans un temps long, révélatrice de l’ampleur de la tâche. C’est aussi significatif de la noblesse de la mission confiée par le guide spirituel, Gandalf, mage visionnaire du système devant se sacrifier avant de renaitre, plus blanc que jamais.


Le parcours de l’usager est une quête


Soyons conscient que la notion de parcours d'usagers a pris corps avec une évolution réglementaire dans la Loi de Modernisation de notre Système de Santé datant de 2016 [1]. Ce texte a engagé le système dans une logique de parcours de santé, de soins et de vie pour une approche plus globale de la prise en charge. Nul ne saurait contester la pertinence de ce concept de parcours poussant des principes nobles comme la continuité de la prise en charge, la fluidité des épisodes qui le constituent, et surtout le besoin de coordination des acteurs autour, et au service, du patient, ce héros. Le parcours de soins coordonné a pourtant été mis en place en 2004 dans un texte législatif de l’Assurance Maladie [2].


Ce qui l’a rendu concret pour le patient, c’est la désignation d’un chef de file : le médecin traitant. Pourtant, aujourd’hui, 17 ans après, quelle proportion de la population a effectivement déclaré un médecin traitant ? Quels moyens sont donnés à celui-ci pour jouer son rôle de coordinateur en dehors d’un échange courtois de messages bilatéraux entre intervenants professionnels, messages souvent portés par le patient lui-même ? Quelle intensité viser au regard de ces objectifs du partage des informations, dont le DMP serait le passe-partout et qui peine toujours à décoller, alors qu’il a pris son élan à peu près à la même époque (2002) ? Combien de rapports parlementaires seront rédigés sur la lenteur de son développement et la gabegie financière en investissement sur des innovations liées aux parcours qui ne débouchent pas ? Aujourd’hui, le parcours n’aurait-il de réalité qu’à un certain niveau de complexité, c’est-à-dire lorsqu’il y a perte contrôle des équipes de soins ? Gandalf le sait et ce sont les raisons qui le poussent à s’engager.


Comment cheminer jusqu’à la montagne du Destin ?


En regard du piètre bilan synthétisé ci-dessus et par manque de fondement, il est difficile de développer en profondeur la palette de services numériques qui seraient de valeur pour supporter l’information durant un parcours d’usager et de patient. Et il est encore plus délicat d’estimer la valeur d’usage dans un secteur applicatif dont il faut bien reconnaître que son engouement pour les technologies numériques reste limité, au moins côté intervenants. Pourtant, il faut accepter l’engagement dans cette aventure.


La transformation numérique porte des valeurs de partage et de collectif

Très vite, le constat d’un usager du système de santé qui serait un laissé pour compte de la nécessaire transformation du système d’information a fait consensus (cf. billet intitulé « Docte virage » sur ce blog e-santé de DigiLence). Au premier rang dans l’analyse des causes se situe un manque d’accès à son patrimoine de données de santé, naturellement dispersé dans les forteresses de plusieurs contrées. Mais au-delà, alors que la transformation numérique porte des valeurs de partage et de collectif (cf. Billet de synthèse « Parler de valeur, oui, mais au pluriel » sur ce même blog), est-on en mesure d’affirmer que notre héros est accompagné de compères bienveillants, grands connaisseurs des obstacles qui vont se dresser sur son chemin ? Il faut en douter compte-tenu de l’absence de représentation compréhensible de ce que sont les parcours [2], d’une part, et de la diversité des populations qu’ils côtoient, de leur culture et de leur niveau d’empathie pour le héros, d’autre part.


Une recherche simple sur Internet vous amènera à une évidence : il est difficile de savoir où et quand commence un parcours et, de la même manière, de savoir ce qui le termine. Il existe, mais n’est pas nécessairement explicite dans les recommandations qui vous sont données.


Un parcours est personnalisé et sa matrice n’est jamais générique, il est nativement spécialisé.

Avez-vous conscience de vivre ou d'avoir vécu un parcours ? L’intitulé d’un parcours de santé va cibler une population sujette à risque (ex. : dépendance des personnes âgées, des personnes socialement défavorisées ou relation mère-enfant) alors que celui d'un parcours de soins invoquera plutôt une pathologie (ex. : cancer, lutte contre les addictions, fragilités cardiaques). On trouve des initiatives dans les ARS sur des priorités données à tel ou tel parcours dans une logique de politique publique à une échelle territoriale qui est la région. Vous en trouverez dans les schémas directeurs des établissements hospitaliers concourant à une amélioration de leurs performances propres. Dans le référentiel V2010 de certification des établissements hospitaliers par la HAS [3], le chapitre 3 s’intitulait déjà « Parcours de patient » avec une nomenclature de 16 critères de jugement. Mais les parcours s’invitent aussi dans les dossiers des CPTS répondant à une logique de cohésion de l’action des praticiens à une échelle locale, et souvent dans le premier recours. Ils sont aussi invoqués par les réseaux médico-sociaux, souvent sous l’angle de la prise en charge du handicap ou de populations fragiles, voire de situations complexes.


La carte n’est pas le territoire, certes, mais avec une carte si mal dessinée, comment la communauté peut espérer trouver son chemin dans la Terre du Milieu [4] ?


Un voyage épique


Par une corrélation très compréhensible de tout un chacun, l’information sur la santé d’un individu doit suivre sa trajectoire. C’est une condition sine qua non au maintien d’un individu en condition de bien-être, de sa motivation à s’engager dans ses parcours et de la capacité de servir sa cause par des intervenants qui jalonnent ce chemin parcouru. Si cela semble simple, en réalité, c’est difficile. Le chemin fait découvrir des contrées souvent inconnues, très différentes et il faut s’adapter aux coutumes locales, aux conformations du terrain et au climat qui y sévit. Il n’y a pas de connexion partout. L’usage des technologies mobiles est encore trop faible. L’accès aux données est un combat systématique. La culture des acteurs est insuffisante.


Là où la numérisation est poussée comme un moyen de transport qui serait facilitateur de parcours, le principe de réalité montre que le développement de sa partie numérique constitue un handicap. Son essor sera forcément épique, digne d’une vraie aventure avec de multiples épisodes, rebondissements et émotions. La communauté de l’anneau aura à affronter une somme de difficultés avant une mise en œuvre massive et réelle des services numériques des parcours d’usagers.


Quand Gandalf bâtit des stratégies


Argumentons cela à l’aide de la feuille de route du programme national « e-Parcours ». Une instruction de la DGOS datant de Mai 2019 [5] fixe un cap formé par 3 engagements : (1) Faire de la qualité de la prise en charge d’un patient la boussole de la réforme « Ma Santé 2022 », (2) Articuler les organisations entre ville, réseau médico-social et hôpital pour les soins de proximité, (3) Repenser les pratiques et former les professionnels de santé.


Bizarrement, cette note pointe les collectifs de soins comme les utilisateurs cibles du programme. Notre héros ne serait-il pas partie-prenante de la communauté ? Il ne faudrait pas oublier que les motivations des transformations numériques des organisations dans les secteurs marchands trouvent leur source dans les nouveaux rapports aux « clients » qui sont ceux qui veulent passer par le numérique pour faire du « B2C ».


La même note décrit aussi le niveau de dépendance du programme e-Parcours à d’autres chantiers ouverts du virage numérique en cours de notre système de santé. Il s’agirait de rassembler dans un bouquet de services, dits service numérique d’appui à la coordination (SNAC) : (1) un dossier de coordination, (2) un annuaire propre aux intervenants, (2) un plan personnalisé de santé, (3) des mécanismes de repérage et d’alerte de situations critiques, (4) un carnet de liaison, (5) un réseau social et une messagerie sécurisée réservés aux professionnels, (6) un partage d’agenda, (7) un soutien logistique de la trajectoire de patient mobilisant des connaissances officielles et actualisées des ressources.


Il faut trouver des alliés à la communauté


Il faudra compter avec le niveau d’avancement du développement de chacune de ces sept composantes du programme, dont certaines sont encore dans un stade plus proche de l’idéation que de la conception. La phase d’intégration de ces sept composantes dans un système devra être capable de supporter une personnalisation de masse, d’une part, et d'orchestrer une communauté peu rompue à l’exercice groupé, d’autre part. Sur le plan de la conception du système, il y a évidemment une ambition qui est à saluer.


Mais une question se pose.


Dans un contexte où la médecine basée sur les faits (evidence based medicine) se développe et motive les échanges entre professionnels de santé, comment envisager le partage de pratiques comme une mécanique de capitalisation de connaissance à travers ces outils ?

Nous avons récemment relu un livre sur le 'e_Pathway', écrit en 2003 par les auteurs britanniques Kathryn de Luc et Julian Todd [5]. Il est évident que les alliances visées par le développement des e-Parcours chez nos brexiteurs étaient nativement tournées vers cette médecine basée sur les faits. Il ne s’agissait pas d’une conséquence, mais d’une motivation initiale : voir le parcours comme un véhicule de connaissances médicales et lui donner cette valeur première. Faut-il y chercher des causes de motivation accrue entre les membres de la communauté ?


L’avis du patient sur son évolution de santé, croisé avec les protocoles de soins dont il a fait l’objet, structurent la démarche de ce courant médical. La lecture des publications des chercheurs en science médicale reste une source de progrès dans l’évolution des pratiques de prise en charge. Mais elle est maintenant complétée par une mécanique d’observation directe du terrain appelant des canaux de partage plus rapides et plus directs. L’expérience vécue par de nouveaux outils misant sur un effet réseau, comme Keenturtle™ ou Medvir™ [6] [7], est significative de ce mouvement. Il peut apparaître orthogonal à une vision centrée patient, il ne l’est pas. Il est corrélé à une vision centrée population de patients, où colliger des parcours fait forcément sens.


Ainsi, dans cette aventure, sur chaque territoire, il faudra mener des batailles pour conserver un avenir aux Hommes, dans toute leur diversité et leur vécu, du Rohan au Gondor. Et ne pas oublier que tous acceptent de lutter contre le Mal.


Les acteurs : tantôt des Elfes et tantôt des Nains ?


La mise en œuvre du programme e-Parcours tient compte de la conformation des territoires à traverser. Sachant cela, la communauté peut se diviser les tâches. Ainsi, la DGOS a choisi pour tactique de vivre des premières expériences sur des pilotes territoriaux dans certains régions et de faire un retour d’expériences avant déploiement total. La couverture territoriale a été assurée par l’intermédiaire des GRADES [8] qui se sont attachés, avec l’aide de la centrale d’achat public qu’est le Resah [9] à soutenir le développement, le déploiement et les premiers usages de SNAC [10]. Une enveloppe de 150 Millions d’euros finance ces projets sur la période 2018-2022. Une batterie d’indicateurs est imposée pour mesurer l’impact de ces innovations (10 sur le respect des services dits socles, 6 sur les usages en coordination et 2 sur les évolutions de pratique collective). Cette conformation d’un territoire morcelé avec des montagnes, des mines, des déserts (médicaux ?), des forteresses imprenables, des vallées et des forêts, impose d’adapter le parcours, et donc le e-Parcours.


Le programme HOP’EN [11] qui vise à faciliter les échanges entre l’hôpital et son environnement (médecine de ville, médico-social et autres hôpitaux) en est un exemple. Des moyens ont été fournis pour rendre tangible les échanges aux interfaces de l’établissement hospitalier. Nous sommes plutôt au Pays des Elfes. Ils sont structurés, parlent un langage adapté, ont des pouvoirs étendus, sont bien équipés et ont une force de frappe significative, avec DIM et DSI.


Il n’y a pas d’équivalent à proprement parler côté médecine de ville et médico-social. Les mines de la Moria sont le royaume des Nains. Ceux-ci sont courageux, ont été des guerriers redoutables et des acteurs de premier plan, mais ils n’ont plus de vision réellement unifiée, avancent en ordre dispersé, sans infrastructure apte à porter des projets. Chacun a ses outils et fait de son mieux avec. Il y a de la volonté chez certains, mais peu de relation avec une ingénierie de systèmes d’information qui serait à la hauteur. L’évolution se fait avec ceux qui forgent, directement, le monde de l’édition logicielle qui offre des composants, certes, mais ne fait pas preuve d’un enthousiasme débordant quand il faut s’ouvrir à l’environnement. Quant à savoir si ces outils réunis formeraient une force de frappe, c’est superfétatoire. On mise sur les messages et sur le téléphone, avant tout. La numérisation orientée vers la communication avec le patient est au second plan des préoccupations, et on peut le comprendre.


L’anneau est le symbole de nos difficultés.


Dans ce billet en forme d’essai, nous avons tenté de mettre en exergue ce qui relèverait du conte fantastique, de la comédie et du drame, pour éclairer cette évolution du parcours et du e-Parcours dans notre système de santé. Chemin faisant, nous avons laissé de nombreux points de discussion sur le côté. En cela, nous avons aussi coupé court à notre envie quasiment insatiable de cultiver plus avant ce parallèle avec le Seigneur des Anneaux.


Oui, vous vous posez la question de l’épisode de la saga dans lequel nous nous trouvons ? Versons cela au débat, réagissez sur ce blog et emparez-vous de ce texte pour aller plus avant. Et qui sait, peut-être que nous pourrons un jour enfin souffler, en constatant que l’anneau est tombé dans le feu de la Montagne, que Gollum n’est plus, et que nous pouvons faire un retour au domicile pour des soins orchestrés en toute sérénité.


Glossaire


ARS : Agence régionale de santé

B2C : Business to consumer

DIM : Direction de l'information médicale

DGOS : Direction générale de l'offre de soins

DMP Dossier médical partagé

DSI : Direction du système d'information

CPTS : Communauté professionnelle territoriale de santé

GRADES : Groupements régionaux d'appui au développement de la e-santé

HAS : Haute autorité de santé

HOP’EN : Programme « Hôpital numérique ouvert sur son environnement »

Resah : Réseau des acheteurs hospitaliers

SNAC : Services numériques d’appui à la coordination


Références


[1] John Ronald Reuel Tolkien. The Lord of the Rings. Vol. 1 : The Fellowship of the Ring (1954). Vol. 2 : The Two Towers (1954). Vol. 3 : The Return of the King (1955). Allen & Unwin : Crows Nest (Australia). Traduction française (la plus aboutie) : Le Seigneur des anneaux. Tome 1 - La Communauté de l'Anneau (2014) ; Tome 2 - Les Deux Tours (2015) ; Tome 3 - Le Retour du Roi (2016). Christian Bourgeois Ed. : Paris.


[2] Elyes Lamine. Ingénierie dirigée par les modèles de la transformation numérique du système de santé : Application aux parcours d’usagers. Mémoire du diplôme d’Habilitation à Diriger les Recherches. Université Fédérale de Toulouse, Décembre 2019, 177 p.


[1] LOI n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé [2] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000625158/ [3] http://affairesjuridiques.aphp.fr/textes/haute-autorite-de-sante-manuel-de-certification-des-etablissements-v2010-certification-has-etablissement-de-sante/ [4] Notons le clin d’œil, au passage, entre ce Milieu et la notion de Middleware, siège du développement de l’interopérabilité sous toutes ces formes. [5] Kathryn de Luc and Julian Todd. e-Pathways. Computers and the patient’s journey through care (2003). Radcliffe Medical Press : Oxon (UK).




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